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le blog de Simon Loueckhote

Une fenêtre sur la Nouvelle-Calédonie : politique, santé, social, éducation, francophonie, économie

Chirac-Debré Amis pour la vie

Publié le 4 Mars 2019 par Loueckhote Simon

L'ancien président du Conseil constitutionnel est l'un des derniers visiteurs de l'ex-chef de l'Etat. Depuis leur rencontre en 1967, ils ne se sont jamais quittés
Chaque semaine, ou presque, il emprunte le même chemin, non loin du Sénat et du jardin du Luxembourg, au coeur du 6e arrondissement de Paris. Il passe sous le porche d'un hôtel particulier, celui que l'homme d'affaires François Pinault a mis à la disposition de ses amis, les Chirac. Il traverse la cour intérieure, salue l'officier de sécurité et gravit les quelques marches qui mènent à la porte d'entrée.
De plain-pied, la chambre de l'ancien président donne sur une terrasse ombragée. Jean-Louis Debré s'assoit à côté de Jacques Chirac, prend l'une de ses mains dans la sienne et commence à parler. Il rapporte les bruits du monde, évoque l'actualité, donne des nouvelles des amis, de lafamille, raconte ce qui lui passe par la tête. Parfois il invente, confie-t-il, convaincu que " cela n'a pas vraiment d'importance ".
Il n'y a pas si longtemps, les deux hommes regardaient la télévision ensemble et commentaient ce qu'ils voyaient. Le Congrès, réuni par Emmanuel Macron à Versailles le 3 juillet 2017, a semé la perplexité dans l'hôtel particulier. Jacques Chirac ne reconnaissait personne, Jean-Louis Debré non plus. " C'est qui? ", interrogeait l'ancien chef de l'Etat, tandis que l'ancien président du Conseil constitutionnel cherchait sur Google les noms et les visages des ministres tout juste nommés. " Il n'y avait plus Séguin, il n'y avait plus Juppé, il n'y avait plus Sarkozy..., il n'y avait plus personne qu'on connaissait, raconte Jean-Louis Debré. Notre monde politique s'était écroulé. "
Depuis l'été 2018, Jacques Chirac ne prononce quasiment plus un mot, il se tient dans son fauteuil, les yeux dans le vague, parfois fermés. " Le corps va très bien ", résume pudiquement son ancien ministre. La tête en revanche... " Je ne sais pas s'il me reconnaît, j'en ressors moralement épuisé, ça me fait mal de le voir comme ça, mais j'ai la faiblesse de penser que ma présence lui fait du bien, glisse Jean-Louis Debré. J'ai tellement d'affection pour lui, je serai làjusqu'au bout. "
Il est l'un des derniers visiteurs. Les courtisans ont disparu depuis longtemps, les amis se font de plus en plus rares, même ceux qui furent les plus proches, Alain Juppé ou Christian Jacob, trop tristes ou découragés par le mur de silence qui s'est peu à peu dressé autour de leur mentor. Debré, lui, ne renoncera jamais : " Jean-Louis vient chaque fois que c'est possible, on lui dirait de venir toutes les heures, il viendrait toutes les heures ", raconte l'ancien secrétaire général de l'Elysée, Frédéric Salat-Baroux, époux de Claude Chirac, qui consacre désormais tout son temps à ses deux parents. " Debré, ce n'est pas de la fidélité, c'est de l'amour, c'est différent, poursuit le gendre de l'ancien président. Chirac est le père qu'il s'est choisi. "
Sa première rencontre avec Jacques Chirac, l'ancien ministre de l'intérieur en chérit chaque détail. C'était en 1967, il y a cinquante-deux ans. Ce soir-là, il doit dîner avec son père, Michel Debré, alors ministre de l'économie et des finances. Le général de Gaulle vient de mettre le feu outre-Atlantique en déclarant : " Vive le Québec libre! " Il abrège son séjour canadien, annulant une visite à Ottawa. Père et fils partent précipitamment à l'aéroport d'Orly attendre le retour du président de la République. " L'avion avait du retard, se souvient Jean-Louis Debré. Une brochette de ministres et de secrétaires d'Etat en costumes gris l'attendait. J'ai repéré un grand type qui sortait toutes les cinq minutes fumer des clopes. "
Jean-Louis est également gros fumeur. Les deux hommes discutent de tout et de rien en grillant des Pall Mall sur le balcon du pavillon d'honneur. " Donne-moi ton numéro et passe me voir ", lui lance le grand type. Lorsqu'il demande à son père l'identité de son interlocuteur, ce dernier lui répond : " Jacques Chirac, il a un grand avenir. " Deux jours plus tard, le jeune secrétaire d'Etat à l'emploi l'appelle : " Tu es libre à déjeuner? "" On s'est retrouvé au drugstore des Champs-Elysées. Après le déjeuner, on a descendu l'avenue en fumant comme deux collégiens qui ont séché les cours. On ne s'est plus quittés. "
Cinq ans plus tard, Chirac l'embauche comme conseiller juridique au ministère de l'agriculture. Il le fera ministre de l'intérieur en 1995, lorsqu'il accédera enfin à l'Elysée, puis président du Conseil constitutionnel en 2007, peu avant de quitter le pouvoir. Une seule fois, Debré s'autonomisera de son mentor : en 2002, il est élu président de l'Assemblée nationale, contre l'avis du chef de l'Etat, persuadé que " Jean-Louis " n'a aucune chance face à Edouard Balladur, qui brigue lui aussi le perchoir. " En vingt-cinq ans de vie politique, j'ai toujours vu Debré aux côtés de Chirac, note le maire de Troyes, François Baroin. C'est un bloc insubmersible, une fidélité éternelle . Mais c'est d'abord une relation personnelle, avant d'être politique. "
" je ne serai pas comme les autres "Jean-Louis Debré est à la fois l'ami, le complice, le fils, l'allié, le soldat fidèle sur lequel le chef peut toujours compter, notamment lors du combat fratricide contre Edouard Balladur, pour l'élection présidentielle de 1995. L'année 1994 restera pour toujours le talisman de la Chiraquie. Ceux qui n'abandonnent pas le vieux chef, alors aux tréfonds des sondages (12 %), deviendront d'indéfectibles alliés et compagnons de route, jusqu'au bout. " Tous les camarades partaient les uns après les autres, raconte Debré. Pendant la campagne, quand je leur disais : "Tiens, on vient avec Chirac dans ton département", ils répondaient : "Ah! ça tombe très mal, je ne serai pas là..." Du jour au lendemain, plus personne ne nous regardait dans les yeux. "
L'ancien magistrat se souvient de l'un de ces jours sombres. Prudemment, il s'autorise à questionner Chirac : " Comment voyez-vous les choses? " " Ça va être difficile ", répond le maire de Paris, qui, pour une fois, n'élude pas. Puis : " Si je ne suis pas élu, qu'est-ce que tu vas faire? " " Avec tout ce que j'ai balancé sur Balladur, j'ai intérêt à me planquer, soupire Debré. Je réintégrerai le tribunal, on n'entendra plus parler de moi! " " Non, non, j'ai un projet pour toi, le coupe Chirac. On ouvrira tous les deux une agence de voyages. Toi, tu la tiendras, moi, je voyagerai! "
Cela fait près d'un demi-siècle que chacun est présent au dîner d'anniversaire de l'autre. Chirac tutoie Debré, Debré le vouvoie et lui donne encore aujourd'hui du " Monsieur ". Si l'ancien président soutient son ami dans les moments personnels douloureux, en revanche, lui ne se livre jamais sur son intimité, ses chagrins et ses peines.
En 2007, Debré pressent que l'après-Elysée sera difficile pour celui dont la vie entière a été tendue vers la conquête et la préservation du pouvoir. Plus détaché, l'ancien ministre n'a pas oublié une scène marquante de son enfance, qu'il a plusieurs fois racontée à Chirac. " La maison avait soudainement été remplie de fleurs et de chocolats, le téléphone ne cessait de sonner et des journalistes attendaient dehors. J'ai demandé à ma mère : "Qu'est-ce qu'il se passe?" "Ton père a été nommé premier ministre", me répond-elle. Nous étions en 1959. Quatre ans plus tard, plus de fleurs, plus de chocolats, plus de journalistes, plus de coups de téléphone. Je demande à ma mère : "Que se passe-t-il?" "Ton père n'est plus rien" , me répond-elle. "
Jean-Louis Debré a dès lors pour seule obsession de combler le vide inéluctable de " l'après ". " Il vaut mieux être futur qu'ancien président, explique-t-il encore, car on est vite oublié. Je me suis dit : je dois tout à Chirac, ce n'est pas parce qu'il ne peut plus rien me donner que je dois l'abandonner, je ne serai pas comme les autres. "
Les premières années qui suivent le départ de l'Elysée, l'ami fidèle passe chercher l'ex-chef de l'Etat tous les soirs à son bureau de la rue de Lille. " Les médecins m'avaient dit : faites-le marcher ", raconte Debré, qui change d'itinéraire chaque semaine. Un jour, ils visitent le cloître des Bernardins. Un autre, ils se promènent dans les jardins du Palais-Royal. Ils aiment passer par la Cour carrée du Louvre, au milieu des touristes qui se pressent pour photographier l'ancien président. Quand Chirac serre des mains ou signe des autographes, il retrouve le sourire. Les deux hommes terminent toujours par la Rhumerie, à Saint-Germain-des-Prés, où ils buvaient quelques piña colada.
Quand Chirac se sent trop fatigué pour marcher, il téléphone à son vieux complice : " Ils ont interdit la bière, tu peux venir chargé? " Debré explique : " Chargé, ça voulait dire bière, saucisson et tabac. Un jour, Bernadette est entrée dans un nuage de fumée, elle a vu toutes nos victuailles. Chirac s'est tourné vers elle, avec un air désolé : "Ah, Jean-Louis, il est incorrigible!" "
Puis est venu le temps du déclin, les absences plus nombreuses, la mémoire qui s'envole, la parole qui se perd. Le temps où Chirac riait franchement quand Debré se lançait dans des imitations de Giscard ou de Balladur, ses bêtes noires, est révolu. Aujourd'hui, le dernier visiteur a parfois le sentiment que le vieux président tressaille quand il prononce ces deux noms-là, ou celui de Nicolas Sarkozy, mais il n'en est pas si sûr. Il y a quelques mois encore, les deux hommes regardaient un documentaire consacré à Georges Pompidou dans lequel Jacques Chirac figurait jeune. " A la fin, je lui ai dit : "Qu'est-ce que vous étiez beau!", raconte Debré . Il m'a regardé sans comprendre, j'ai réalisé qu'il ne s'était pas reconnu. " Un silence. Puis : " Le dialogue est devenu peu à peu impossible. "
Combler l'absence 
Sans doute pour fixer cette amitié qui touche à sa fin, ancrer à jamais ce lien dont le silence a peu à peu remplacé les mots, il s'est lancé dans la réalisation d'un documentaire, Mon Chirac . Il y joue tous les rôles. Tour à tour personnage, intervieweur et narrateur, il raconte et incarne comme pour combler l'absence de celui qui n'est déjà presque plus là. Pour ce film, qui sera diffusé le 18 mars sur La Chaîne parlementaire, Jean-Louis Debré a convoqué le premier cercle de l'ancien président. Sa fille Claude, le fidèle François Pinault, l'amie de toujours Line Renaud se relayent au micro de l'ancien président du Conseil constitutionnel. Pas de secret d'Etat ni de révélations, un portrait tendre écrit par ceux qui l'ont aimé et en parlent déjà au passé.
Le Chirac de Jean-Louis Debré est grand, beau, facétieux, drôle et fidèle. L'auteur raconte à l'envi les mêmes anecdotes, de celles qui alimentent le mythe d'un bon vivant, amateur de jolies filles, de combats de sumos, d'arts premiers et de repas copieux : ces fois où les deux hommes partirent boire un verre dans un établissement de Saint-Tropez, servis par des serveuses aux seins nus, sous le regard courroucé de Bernadette, qui les avait malgré eux suivis, l'entrecôte que Chirac a engloutie dans un bistrot en sortant d'un restaurant bio dans lequel il venait de déjeuner... Rien de grave ni de triste, aucune des bassesses ou des coups tordus qui font pourtant le quotidien des grands fauves de la politique. Ce film, assume l'ancien ministre, " c'est une manière de lui faire un petit baiser ".

Chirac-Debré Amis pour la vie https://www.lemonde.fr/…/debre-chirac-amis-pour-la-vie_5430…

 
 
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